03 juin 2008

Le grand dégoût culturel

Man Ray

Il y a quelques mois, j'ai lu Le Grand Dégoût Culturel de Alain Brossat mais je n'avais pas encore pris la peine d'en faire mon analyse. Dans ce livre, l'auteur brosse le portrait d'une société envahie par des marchandises culturelles. Pour lui, nous vivons désormais dans une démocratie culturelle, démocratie qui a depuis longtemps vaincu la démocratie politique d'antan. Effectivement, il relève deux problèmes à l'omniprésence de la Culture dans notre vie quotidienne. Pour lui, cette omniprésence s'apparente à un renoncement politique dans un premier temps puis à une servitude volontaire aux activités culturelles. Mais en systématisant ces réalités nuancées et complexes, en les réduisant à une thèse simpliste (le méchant marché culturel contre la bonne politique vive), la thèse de Brossat montre surtout son aversion pour la démocratie, la civilité, l'émancipation et l'éducation des peuples. C'est pourquoi je suis finalement assez mitigée sur les conclusions qu'il tire de ce constat, ne serait-ce que parce que l'on ne sait jamais ce que représente le mot Culture.

Si tout est culturel, alors plus rien n'est culturel. Or, Brossat entend parler de Culture au sens large : du théâtre contemporain à la Star Academy, de Michael Youn aux films de Kieslowski, du Centre Pompidou à Plus Belle la Vie. Par Culture, il entend parler non seulement des savoirs, des goûts, des pratiques « cultivées », des festivals, des commémorations, des rituels sociaux, mais aussi des grandes causes humanitaires, des manières de vivre, de consommer des signes ou des objets multiples, des divertissements incessants, des sons et des images en flux continu, bref le bain émollient dans lequel nous vivons ou l'air que nous respirons. Sans faire la part des choses entre la création culturelle et d'autres notions méprisables qui découlent de l'usage moderne de la Culture : marché, consommation, marketing, distraction, succès, consensus, industrie, publics, loisirs, fluidité, péremption, rentabilité, culture de masse. Ce qui peut être néfaste, c'est l'abon­dance, l'indistinction et la confusion auxquelles sont soumis les gens, pas la Culture en elle-même.

Aucune définition de la Culture n'est parfaite, aucune ne parvient à retranscrire ce qu'elle représente vraiment. Pourtant, comme Theodor Adorno ou Walter Benjamin, quand j'entends parler de Culture, je ne peux m'empêcher d'en avoir une vision un brin élitiste. Je suppose que c'est une réaction typique du lecteur de Télérama que je suis. Ainsi, je partage complètement le funeste diagnostic de Brossat sur notre société occidentale mais je tiens à la nuancer à partir du moment où l'on s'éloigne de la culture populaire pour s'imprégner de culture élitiste. Pour moi, la Culture est avant tout une question d'offre. En baissant le niveau global de la production (aussi bien cinématographique que musicale par exemple), les producteurs sont en train de scier la branche sur laquelle ils sont assis. Et faute de politiques culturelles clairement définies, il semble chaque jour un peu plus difficile d'inverser la tendance.

Il est certain que les hommes politiques n'ont aucun intérêt à faire en sorte que les gens réfléchissent. Plus la population s'abrutira devant la télévision, plus ils ont de chance d'être élus. On vit dans un monde où la pensée et la réflexion sont reléguées au second plan. On vit dans une société spectaculaire marchande. On vit un nivellement par le bas de tout ce qui a trait au divertissement. Pourtant, à mes yeux, la Culture est le fondement même de ma démarche politique, de mon engagement politique. L'Art doit brûler, troubler, faire réfléchir. L'artiste a un rôle à jouer dans la redéfinition de la société. L'artiste doit affirmer son autonomie, sa radicalité, sa fonction critique. Pour moi, la Culture ouvre les yeux sur le monde tel qu'il est. La Culture est synonyme d'émancipation. Mais la Culture telle que je l'entends n'est pas diffusée en prime-time sur TF1, elle n'est pas abrutissante, abêtissante, abasourdissante...

Quant à la servitude vis-à-vis de la culture, je reste persuadé qu'il n'y a rien de mal à nourrir une addiction à la littérature sud-américaine, au cinéma coréen ou au théâtre grecque. Finalement, pour moi, la question n'est pas de savoir si ce désintérêt de la politique au profit de la culture est inquiétant, elle est de savoir pourquoi la politique a lentement basculé du champ des idées au champ du spectacle, pourquoi on est passé de l'imagination au pouvoir au pouvoir sans imagination...

4 commentaires:

Anonyme a dit…

Antoine nous faut-il une Révolution Culturelle ? vg

Anonyme a dit…

Waaaouh! je la ressortirai celle-là: "de l'imagination au pouvoir au pouvoir sans imagination"... En fait, la question est de savoir si on fait de la culture un concept descriptif ou un concept normatif. Dans le premier cas, la culture désigne un style de vie, c'est-à-dire un ensemble de faits sociaux qui s'étend de la culture matérielle et des techniques du corps jusqu'aux catégories mentales les plus abstraites qui organisent le langage, les jugements et les goûts - en ce sens tous les groupes sociaux ont une culture. Dans le second cas, la culture désigne un corpus d'oeuvres valorisées parce que les membres d'une société ou d'un groupe réservent toujours un traitement privilégié à un petit lot de messages culturels qu'ils séparent objectivement de l'univers des messages échangés quotidiennement, de la même manière qu'on sépare dans d'autres domaines ce qui relève du profane et ce qui relève du sacré.
Le problème est qu'on a tendance à écraser la définition 1 sous la définition 2 et que certains sociologues, non des moindres, en cédant à ce travers, refusent par exemple de parler de "culture populaire" car pour eux, la culture c'est nécessairement Voltaire ou Racine, bref un ensemble de biens hautement valorisés (de ce point de vue, malheureusement, Bourdieu et Finkielkraut se rejoignent). D'où la nécessité de recourir à l'outillage conceptuel des ethnologues pour bien décrire et comprendre toutes les cultures...

Anonyme a dit…

Avec nos amis les Sophistes la réponse est :OUI !!!vg

kfigaro a dit…

Pour ma part, je crois que Brossat a surtout voulu expliquer (après un Lipovetsky et un Bauman, tout deux cités dans les notes de l'ouvrage je crois...), qu'absolument tout le monde, y compris "l'élite" culturée (dont vous faites visiblement partie), tombe aujourd'hui dans le panneau de "l'hyper-consommation" déjà dénoncée par Baudrillard en son temps.

A savoir (et ça a été prouvé par des sociologues récents comme Bernard Lahire et Philippe Coulangeon, bien plus que par Bourdieu qui a surtout analysé l'"l'absolutisme" culturel en général, celui-ci tendant de plus en plus à disparaître ou à ne persister que dans certaines sphères très isolées : école normale supérieure, très grande bourgeoisie, chez certains autodidactes ou "miraculés" scolaires, etc... ) que les "élites" scolaires actuelles (Bac +4, +5 et bien au delà...) tendent de plus en plus à se passionner non seulement pour toutes sortes de "cultures" (cultures "légitimes" : classique, jazz, cinéma art et essai, mais également cultures "dominées" : rock, rap, cinéma populaire, popmusic, techno, etc..) mais surtout à les consommer non plus en "honnête homme" mesuré mais au contraire à la façon d'un "boulimique" lui-aussi entièrement soumis à l'hyperconsommation, donc de façon "intensive" et "massive", exactement comme le prédisait un Baudrillard lorsqu'il pointait du doigt le fait qu'un cadre se comporte dans ses loisirs de façon aussi "productiviste" qu'au bureau.

Pour le dire autrement : les élites intellectuelles actuelles n'échappent en rien au "consumérisme" culturel globalisé et dénoncé à juste titre par Brossat (et plus récemment par Lipovetsky) et ce n'est pas la "légitimité" soit disant plus grande de leurs pratiques, leur éclectisme tout azimut, ni même leur "appétit" insatiable (qui les sépare - cela dit en passant - des catégories sociales moins favorisées sur le plan scolaire) qui les rendraient plus "responsable", moins "moutons" et donc meilleurs "citoyens"... Sans parler du fait qu'il règne à l'heure actuelle un décalage de plus en plus croissant entre l'accroissement du niveau scolaire (qui va donc multiplier cet éclectisme et appétit culturel) et le peu de places disponibles pour ces nouveaux "clercs" qui connaissent donc un déclassement social sans précédent jusqu'alors... Déclassement qui se traduit bien souvent par une "droitisation" de plus en plus marquée sur le plan politique...

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