Nouvelles funèbres

Edvard Munch


Écrire : la seule façon d'émouvoir autrui sans être gêné par un visage.
[Jean Rostand]

Écrire, c'est aussi ne pas parler. C'est se taire. C'est hurler sans bruit.
[Marguerite Duras]

Il faut écrire pour soi, c'est ainsi que l'on peut arriver aux autres.
[Eugène Ionesco]

Il y a quelques années, alors que je vivais seul dans une petite chambre étudiante, je me mis à écrire. J'écrivais de manière irrégulière. Certains soirs, j'ouvrais mon logiciel de traitement de texte et j'attendais que les mots viennent se coucher sur la page blanche virtuelle. La plupart du temps, j'éteignais l'ordinateur cinq minutes plus tard, dépité à la relecture de deux misérables phrases que j'avais peine à articuler. Et puis parfois j'étais davantage inspiré ; les idées venaient plus facilement, les mots sortaient plus aisément. C'est ainsi que sont nées les nouvelles L'insoutenable légèreté de l'être, La machine infernale, Persistance de la mémoire ou encore L'étranger.

Un jour, une nuit, j'écrivis une nouvelle d'un seul jet. Mes doigts étaient déchainés et les mots s'affichaient les uns après les autres jusqu'à former une nouvelle cohérente, une histoire désespérée, un récit bouleversant. Après m'être relu, je me suis dis que je ne pourrais rien changer : ni ajouter une virgule, ni modifier un mot, ni changer un adjectif. Il s'agissait d'une nouvelle sur l'inceste, un sujet pas très original je dois bien l'admettre. L'inspiration m'était venu l'après-midi même. J'avais été fortement ému par une œuvre de Niki de Saint-Phalle baptisée Daddy et exposée dans le cadre de l'exposition sur les néo-réalistes montée au Grand Palais et dans laquelle elle accusait son père de tous les maux.

Il y a quelques temps, j'ai décidé de publier sur ce blog quelques unes de mes créations, espérant ainsi trouver l'approbation inconditionnelle de mes contemporains, approbation qui je dois bien l'admettre n'a jamais été à la hauteur de mes attentes, tant j'étais jusqu'alors persuadé de mon génie littéraire. Or, depuis le jour où Daddy fut publiée sur mon blog, le trafic s'intensifia, alimenté par des mots-clés pas toujours très reluisants. Ainsi, des dizaines d'internautes firent des recherches sur Google à propos de pratiques incestueuses dont ils/elles étaient les victimes. Et je me retrouvais impuissant devant des recherches telles que « mon père me pénètre », « mon père me touche le sexe » ou encore « mon père m'a enfoncé ses doigts », des requêtes parfois écrites avec tellement de fautes d'orthographe que je ne pouvais douter de leur véracité, de leur réalité. Que faire quand le seul lien avec ses enfants abusés est une malheureuse adresse IP sans réalité concrète ? Hier encore, de nouvelles recherches amenèrent de jeunes internautes ayant tapé « j'ai 12 ans. papa me caresse et je le branle. » ou encore « petite fille mon père vient dans ma chambre et me caresse mon intimité ». Que peuvent penser ces jeunes filles à la lecture de mon texte qui n'est que pure fiction ? S'y reconnaissent-elles ? Le lisent-elles jusqu'au bout ? Les dégoute-t-il ? Ou, au contraire, les rassure-t-il ? Que puis-je faire pour ces victimes ?

D'autres requêtes témoignent des nombreuses interrogations auxquelles Google est censé avoir les réponses, comme si Google pouvait être le seul interlocuteur auquel ces victimes pouvaient se confier et ainsi vaincre leur solitude face à la situation ? Que peuvent attendre des gens qui écrivent « maman boit mon sperme », « ma mère fait jouir mon père dans sa bouche », « ma mère jouit », « mon père me laisse toucher son sexe », « ses doigts saisir mon sexe », « j'aime les doigtés de mon père », « je me semble dormir mon père me caresse », « pénétrer avec ses doigts », « ma mère cette salope au regard si doux », « je pénètre ma mère quand elle dort » ?

De temps en temps, j'ai des recherches d'ordre scientifique auxquelles mes textes n'apportent que peu de réponses comme : « masturber peut déchirer l'hymen ». Heureusement, parfois, j'ai des recherches un soupçon plus drôles (un rire un peu forcé généralement) comme « elle aime se masturber dans la rue », « femme qui rentre à la maison avec la chatte pleine de sperme », « il lâcha son sperme sur ma barbe », « ma photo sur le corps d'un autre » ou encore « bar où les serveuses pètent » mais les quelques sourires échappés devant ces mots-clés ne parviennent jamais à effacer la douleur que m'inspire les autres recherches, bien plus nombreuses...