12 décembre 2006

L'étranger

Constantin Byzantios

Je m’assieds à une table du bar. Je suis seul. Je suis souvent seul. La serveuse s’approche. Elle est jolie mais elle ne m’intéresse pas. Je ne suis pas là pour ça. J’ai mieux à faire que de courir derrière un idéal féminin. L’idéal que je recherche est tout autre. Je ne dirai pas qu’il est plus noble mais à mon avis, il est bien moins superficiel que celui-ci. Existe-t-il au moins cet idéal féminin ? La femme peut-elle être idéale ? Je ne m’en suis jamais rendu compte mais il faut reconnaître que j’ai peu d’expérience en la matière. Quand ma femme m’a quitté il y a six ans, je n’ai éprouvé aucune peine, aucun chagrin. J’étais même heureux de recouvrer ma liberté.

La serveuse me demande ce que je veux. Quelle question ! Comme si j’allais dévoiler le motif de ma venue à une serveuse, à cette serveuse. C’est mal me connaître. Elle répète sa question. Elle a vraiment l’air idiot avec ses « Que voulez vous Monsieur ? ». Moi-même je ne sais pas vraiment ce que je veux ni ce que je fais ici. D’ailleurs, qu’est-ce que je recherche exactement en venant dans ce bar ?

Au bout d’un moment, agacée, elle fait demi tour en claquant des talons et retourne derrière son comptoir. Elle continue de me dévisager en faisant la moue. Que peut-elle voir de si étonnant sur moi ? Je dégage peut-être quelque chose de suspect ? Sincèrement, ça m’étonne, je suis plutôt fort pour dissimuler mes sentiments. Je suis tout ce qu’il y a de plus banal. C’est triste à dire mais je ne pense pas que quiconque m’ait déjà remarqué où que ce soit. Je suis invisible. Je pourrais profiter de cette invisibilité mais j’en souffre plus qu’autre chose. Et dire que les stars se plaignent des paparazzis… elles ne doivent pas connaître le mal qui me ronge, un mal appelé : anonymat.

Je veux que l’on parle de moi, à la radio, à la télé, dans le journal. Je ne lis jamais le journal. Il n’y a que les gens bien qui lisent le journal. Cela fait longtemps que je n’ai plus d’illusion sur moi. Je ne suis pas quelqu’un de bien. Petit je voulais être connu et surtout reconnu. Aujourd’hui, je me fous de la reconnaissance. Ce que je veux, c’est que l’on parle de moi. Je veux faire la une de l’actualité pendant des mois. Je veux être aussi dévastateur qu’un tsunami, qu’un tremblement de terre ou qu’un ouragan.

Je veux que mon nom résonne partout dans la ville, la région, le pays voire même la terre entière. Je veux que tout le monde ait mon nom en bouche, des indiens, des sénégalais, des coréens, des argentins, des canadiens, des belges, des polonais… Mon nom doit pouvoir se traduire par atrocité, monstruosité, bestialité ou même cruauté dans toutes les langues. Je dois pouvoir entendre Vicente Riquelme « all around the world ». Je veux, je veux, je veux … On dirait un gamin capricieux dans un supermarché qui réclame tout et n’importe quoi. C’est tous ces « je veux » qui explique ma présence dans ce bar aujourd’hui.

Si je suis ici c’est que j’ai un plan et qu’il va bientôt prendre vie. Je l’ai suffisamment mûri et maintenant il faut l’exécuter. Ne croyez pas que je suis insensible. Je déplore les milliers d’innocents qui vont subir les conséquences de ma quête de célébrité. J’aurais voulu les éviter mais je n’ai pas le choix. Ils doivent mourir pour que mon nom vive à jamais.

La Défense ! Des bureaux, des sièges sociaux, des milliers d’employés qui viennent travailler ici chaque jour. Pour beaucoup d’entre eux, c’est leur dernier jour. Je vais bientôt les soulager du poids de la vie. J’espère qu’ils ne souffriront pas trop. De toute façon, aucune souffrance n’est aussi horrible que la vie. 17h30, j’ai bien étudié le terrain et c’est à cette heure que le maximum de personnes bien habillées rejoignent avec fébrilité la bouche de métro la plus proche. J’exècre les gens bien habillés. Qu’ont-ils à cacher sous leurs beaux costumes de marque ? Ils n’auront bientôt plus à penser à leur apparence.

Je vais devenir aussi connu que Ben Laden, Pinochet ou Saddam Hussein. J’incarnerai le mal absolu. Si j’arrive à supprimer deux ou trois ressortissants américains, peut-être même que leur gouvernement attaquera la France pour me débusquer ? Cela fera encore plus de morts ! Dommages collatéraux qu’ils appellent ça. Ils ne me trouveront jamais car je serai déjà loin, loin là haut. Mon nom continuera à vivre bien après moi.

L’œuvre de ma vie sera bientôt achevée. Ma vie a toujours été petite mais aujourd’hui, je réalise quelque chose de grand. Un événement majeur dans l’Histoire contemporaine. Il y a eu l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand d’Autriche par Gavrilo Princip, il y aura bientôt l’attentat de la Défense par Vicente Riquelme. Un nouvel ordre mondial va naître. Mon nom sera inscrit dans les manuels d’Histoire et les encyclopédies. La consécration ! 39 ans que j’attends ce moment !

J’espère que mon acte aura des conséquences fâcheuses sur l’économie des super puissances occidentales. Je rêve d’un krach boursier, d’une phase de récession, du chômage qui en découlera… J’espère que les petits hommes d’affaire en costards-cravates en pâtiront. Je n’ai jamais eu de respect pour eux. Tous des puants ! Ils incarnent tout ce qui m’insupporte. C’est eux que je veux annihiler. Tous les maux de la planète viennent de ces économistes qui pètent plus haut que leur cul. Quand il n’y aura plus d’économie il y aura plus de dette insurmontable, plus de faibles et de forts donc plus d’inégalité.

La terre redeviendra un havre de paix au milieu de cet univers si chamboulé. Tout ça grâce à moi. Je m’en félicite d’avance. Les gens qui m’entourent devraient me remercier pour ce que je vais faire pour eux mais ils n’en ont pas encore conscience. 17h27 ! Encore trois minutes et ils applaudiront mon acte. Je vais me sacrifier pour la postérité. Je vais me sacrifier pour que mon nom ne soit jamais oublié. Je ne veux pas qu’on m’oublie. Riquelme ne rime-t-il pas avec éternité ?

L’heure approche. La serveuse continue de me regarder avec ses grands yeux. Je ne la décevrais pas. La grande aiguille de l’horloge se rapproche du 30 écrit en gros au dessus de la porte des toilettes. J’ai une boule dans le ventre mais je sais qu’il ne peut rien m’arriver, je ne peux pas échouer si près du but. Je me lève. Je sors en gratifiant la serveuse de mon plus beau sourire. Je m’approche de la bouche de métro d’un pas déterminé. Je descends les marches deux par deux. L’heure de vérité approche. Je saisis un ticket dans ma poche, l’insère dans la machine qui le recrache immédiatement. La voie est libre. Je suis libre.

J’ai trente-trois kilos d’explosifs sous ma vieille parka usée. J’aime le chiffre 3. Le quai est bondé. Je n’ai jamais vu autant de monde à la fois. Les gens me touchent, me bousculent… ça me fait tout drôle mais je ne renoncerai pas. J’enclenche le mécanisme. Dans quelques secondes, je serai catapulté sur le devant de la scène. J’en profite pour me recoiffer, m’essuyer l’encoignure des lèvres… Une larme coule sur ma joue gauche. Ce n’était pas tout à fait la fin que ma mère souhaitait pour moi. La gloire… je ne demandais rien de plus…

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