12 décembre 2006

Persistance de la mémoire

Giovanni Battista Piranesi

Cinq ans, cinq ans, CINQ ans … Marc entendait encore le marteau du juge résonner dans le tribunal, sa voix clamer haut et fort la sentence, les applaudissements s’élever lorsque le verdict était tombé et surtout il entendait le silence de son avocat assis à côté de lui. Personne ne s’attendait à une telle peine. Il avait servi d’exemple parait-il. La justice ne devrait pas avoir à prendre d’exemple. Il n’avait pas voulu la tuer, Il ne l’avait pas tuée ; c’était un accident ! Aujourd’hui, il voulait oublier mais il n’y arrivait pas. Chaque nuit, il revoyait le visage de la jeune fille pendant son sommeil, cette image atroce qui ne voulait pas le lâcher, le laisser dormir, le laisser vivre. Les flammes, la jeune fille, la voiture … il allait devoir apprendre à (sur)vivre avec ces souvenirs récurrents.

Les jours, les semaines, les mois passèrent et la routine avait fait son apparition. Douche trois fois par semaine, sa mère au parloir deux fois par semaine, le foot entre détenus une fois par semaine... Tous les petits plaisirs de la vie avaient laissé place à une existence vaine et sans saveur. On ne se rend pas compte de la chance qu’on a quand on est libre. Une bière bien fraîche, un film au cinéma, un match de foot à la télé, un joint bien tassé, autant de petites choses qui lui paraissaient désormais inaccessibles ! Quand il était dehors, il observait les gens dans le RER. Parfois gais, parfois tristes, parfois nostalgiques, parfois amusés, parfois timorés, parfois extravertis … ils étaient tous différents mais finalement tous pareils : seuls, pressés et surtout insatisfaits. Ils ne profitaient pas suffisamment de la vie.

La seule fenêtre sur le monde extérieur à laquelle il avait désormais accès était cette maudite télévision. Il n’aurait jamais imaginé regarder autant de niaiseries en aussi peu de temps : télé réalité, séries américaines, jeux effarants mettant en scène des joueurs insignifiants et des présentateurs arrogants… Quelle honte ! La prison cathodique était encore pire que les quatre murs qui l’encerclaient.

Chaque jour était un jour nouveau pour lui. Il rencontrait des prévenus passionnants lors des promenades ou des activités communes. Ils avaient toujours des histoires palpitantes à raconter, des histoires dignes de scénarii hollywoodiens. La présence des autres prisonniers lui permettait de mieux digérer l’absence de ses amis. Pouvait-il encore appeler « amis » des gens qui n’avait pas pris la peine de demander ses nouvelles depuis son arrestation ? La prison avait révélé beaucoup de choses sur ses fréquentations. Il parait que la prison change un homme. Ce n’est vraiment pas étonnant vu les gens qui l’entouraient : voleurs, assassins, dealers… tous les corps de métier étaient rassemblés sous la même enseigne : « Maison de redressement ». Comment peut-on parler de redressement quand l’on côtoie tous les jours des tordus ?

Six mois après son incarcération, il était parfaitement intégré au système carcéral. Il était ici chez lui. Ses débuts avaient été particulièrement difficiles. Il avait bénéficié d’un soutien psychologique. Le choc causé par la mort de sa victime réveillait en lui des douleurs du passé qu’il n’arrivait pas à faire taire. Le visage crispé de la fille était imprimé dans sa rétine… les flammes léchaient son iris… la voiture percutait sa cornée. Il était parfois soumis à des crises de folie passagère qui inquiétait l’ensemble du corps médical de l’établissement. Ils n’avaient pas l’habitude de recevoir des détenus aussi marqués par leurs actes, aussi impardonnables soient-ils.

Pour échapper à la télévision et surtout à ses pensées morbides, Marc s’était plongé dans la lecture des grands classiques de la littérature française, seuls ouvrages disponibles dans la bibliothèque pénitentiaire. Malheureusement, les œuvres de Dumas, Balzac, Stendhal ou Hugo ne sont pas forcément les plus évidentes pour quelqu’un qui n’a jamais pris la peine d’ouvrir un livre. C’est ainsi qu’il se découvrit une nouvelle passion : la peinture ! En effet, en feuilletant un livre d’art à la bibliothèque, il se sentit envahi par un sentiment étrange, indescriptible. Ce fut comme une révélation pour lui qui n’avait jamais mis les pieds dans un musée. Les musées c’est pour les riches et il était tout sauf riche ! Il avait tort ! Il venait de s’en rendre compte.

Quel émerveillement ! Quelle délectation ! Quel bonheur !

Chaque jour lui apportait son lot de surprises. Il découvrait de nouveaux artistes et cela le réjouissait. Les noms et les œuvres s’enchaînaient sans jamais se ressembler. Il était désormais capable de faire la différence entre tel ou tel mouvement artistique. Il avait un faible pour l’impressionnisme : Monet, Cézanne, Renoir... Autant de grands noms qu’il découvrait avec passion comme un enfant apprend à lire. Il n’arrivait plus à s’arrêter. Il se rendait à la bibliothèque carcérale dès l’ouverture, juste après le petit-déjeuner, et y restait jusque la fermeture, juste avant ce que l’administration appelait « repas dînatoire ». Les toiles de ces artistes lui permettaient d’oublier la morosité de son quotidien. Il se pâmait devant la série des Nymphéas de Monet ou le Déjeuner sur l’herbe de Manet. D’ailleurs, il était fier de pouvoir expliquer à la documentaliste la différence entre ces deux peintres aux noms si semblables...

De banals événements peints sur des toiles avec passion, des scènes de plein air sublimées par une violente luminosité, autant d’images qui l’éloignaient de la noirceur de la prison. Le visage de la jeune fille s’estompait, disparaissait partiellement. Les médecins qui le suivaient l’encourageaient à poursuivre dans cette voie. Peut-être l’Art allait-il pouvoir sauver un homme de la Folie qui le guettait ?

Au fur et à mesure qu’il avançait dans ses recherches, un autre courant éveilla sa curiosité intellectuelle : le surréalisme. Il n’avait évidemment jamais entendu parler d’André Breton et de son célèbre manifeste mais il aimait le travail de l’esprit que demandait la vision d’une œuvre surréaliste. Quelle richesse ! Quelle sensibilité ! Un sentiment de fascination l’envahissait quand il tombait au cours de ses pérégrinations sur des reproductions de Miro, Dali ou Ernst. C’était ça l’art : transmettre des sensations fortes à partir de rien, interroger le subconscient voire même créer un trouble intérieur chez ses admirateurs. C’était décidé ! Lui aussi devait profiter de son séjour en prison pour suivre les traces de ces artistes à l’univers si particulier. La nécessité d’exprimer ses pensées dans la peinture se faisait de plus en plus pressante ; le salut de son âme en dépendait.

Fini de rêver devant ces albums parmi les rayons poussiéreux de la bibliothèque, il lui fallait maintenant passer à l’action. Frapper fort mais frapper juste. Son art avait mûri intérieurement et il fallait maintenant le coucher sur une toile. Il avait plein d’idées. Il jouerait sur les formes et les couleurs ; le cheminement de son esprit ferait le reste. Il se souvenait avec nostalgie quand petit, il gribouillait de ridicules esquisses dans la marge de ses cahiers. Cela le prenait chaque fois qu’il s’ennuyait. Il s’ennuyait souvent. Il n’avait jamais aimé l’école. Il lui arrivait de le regretter aujourd’hui. S’il avait continué ses études, il ne serait probablement pas enfermé ici… Dieu seul sait où il serait aujourd’hui, si tant est qu’Il puisse voir quelque chose de tout là haut !

Il demanda à rencontrer le directeur de l’établissement carcéral afin de lui exposer son projet. Il voulait créer un atelier de peinture. C’était pour lui l’unique moyen de faire connaître à ces codétenus déboussolés cette passion naissante tout en peignant les œuvres qu’il projetait dans l’hémisphère droit de son cerveau. Toute son âme était stimulée par l’intensité de la tâche qu’il s’était attribué et il en arrivait presque à oublier pourquoi il était incarcéré ! Le visage ensanglanté et la voiture enflammée lui paraissaient bien loin désormais. La vie et la création avaient pris le dessus sur la dépression, la destruction et toutes les idées morbides qui l’envahissaient de manière récurrente.

Son entretien avec le directeur porta ses fruits. Celui-ci lui attribua une maigre somme d’argent à gérer comme bon lui semblait et lui réserva une petite salle pour organiser son atelier. Il lui fallait acheter des couleurs, des pinceaux, des toiles et des centaines d’autres fournitures. Cela lui prenait du temps et beaucoup d’énergie mais il était enchanté. Il savait que ce n’était qu’un début. La route serait longue jusque la gloire. Seul son art lui permettrait de racheter sa faute. Beaucoup de prisonniers se réfugiaient dans la religion. La peinture était sa religion, Miro son Dieu,

De Chirico, Duchamp, Picabia, Picasso, Ernst, Arp, Ray, Masson, Magritte, Giacometti, Tanguy et Dali ses apôtres.


Le lundi suivant, Marc était heureux d’accueillir ses premiers "adeptes", ses "fidèles", dans la pièce sombre qui leur avait été allouée dans l'aile gauche du bâtiment. Ils ne connaissaient rien à l’art. La plupart avait été peintres dans le bâtiment et cherchait à recouvrer des sensations passées en adhérant à cet atelier. Marc était enthousiasmé à l’idée de confronter ses idées esthétiques à des professionnels de la technique. Il n’était pas au bout de ses peines…

Après deux heures d’efforts intenses, il fit un tour d’horizon afin d’admirer le travail de chacun. Il y avait tout et surtout n’importe quoi. La grande majorité des toiles représentait des femmes nues dans des positions rocambolesques. La recherche de l’esthétique avait fini par trouver l’érotique puis le pornographique. Marc ne savait pas comment il allait pouvoir expliquer cette dérive auprès du directeur. Il semblait dépité mais il n’avait pas dit son dernier mot. Il ferait de cet atelier un nid à talents où tous les galeristes parisiens à la mode viendraient s'approvisionner en œuvres diverses pour les revendre au prix fort.

Quelques mois après cet incident de parcours, il était fier de pouvoir exposer les premières toiles de ses compagnons d’infortune dans l’immense réfectoire de la prison. Son atelier avait connu une croissance exponentielle. Le succès était au rendez-vous et il ne pouvait que s’en féliciter. De nouveaux membres se présentaient à lui chaque semaine pour pouvoir exprimer leurs peurs et leurs doutes sur une toile. La peinture était devenu une véritable échappatoire aux vertus thérapeutiques évidentes. Elle leur permettait d’évacuer leur colère dissimulée, leur haine refoulée, leur hargne réprimée vis-à-vis d’une société qui les considérait comme des moins que rien. Les prisonniers, si peu habitués à être écoutés et considérés, vivaient cette opportunité comme une revanche sur la vie qui ne les avait guère épargnée jusqu’à présent.

La peinture avait aussi des points positifs sur Marc. Désormais, il savait qu’il ne pourrait jamais oublier ce qui c’était passé et il commençait à l’accepter. Il esquissait désormais un mince sourire lorsqu'il croisait un membre de son atelier, chose encore inhabituelle il y a quelques semaines. Il pleurait beaucoup moins. Le sommeil revint progressivement, l’appétit aussi malgré les plats immondes qui lui était servi à la cantine pénitentiaire. Il regrettait les mets concoctés avec amour par sa maman : magrets de canards aux airelles, poulet à l’orange, rôti de porc à l’ananas …

Il continuait de peindre tableau sur tableau. Abstraits. Toujours plus épurés. Toujours plus lumineux. Il recueillait des encouragements de la part des autres prisonniers mais aussi des gardiens et même du directeur. Sa côte de popularité au sein de la prison ne cessait de s’élever. Il se sentait aimé. Lui qui avait toujours manqué d’amour, d’affection se sentait enfin aimé.

Qu'il est bon de se sentir aimé ! Marc n'avait jamais connu une telle quiétude. Il commençait réellement à croire qu'il avait du talent, un don inné pour susciter l'envie et le désir chez les autres. C'était peut-être la fin de tous ses soucis. A lui l'Argent, la Gloire, l'Amour Eternel… La prison l'avait sauvé ! Aussi étonnant que cela puisse paraître, elle avait eu un impact positif sur un de ses détenus ! C'était trop beau, trop peu réaliste pour durer. Aucune issue positive n'était possible. Marc était condamné à partir du moment où il a eu franchi les portes du pénitencier.

Il avait beau essayé de la dissimuler, la douleur se ressentait toujours dans ses œuvres. Il n'était pas guéri, bien au contraire. Il semblait emprisonné dans ses songes, captif de sa culpabilité refoulée, otage de ses arrières pensées. Il pensait que même s’il passait la fin de sa vie en prison, il ne paierait pas assez pour ce qu’il avait fait. La peinture n’était qu’une illusion ; le mal était plus profond. L’amour de l’art, l’amour de la vie n’avait duré qu’un temps. Il se retrouvait seul face à ses vieux démons…

Un gardien le retrouva allongé sur le sol de son atelier. Il avait ingéré la totalité des tubes de peinture qui se trouvaient dans la pièce. Face contre le carrelage, les bras étendus le long de son corps, il était mort. Le visage de la jeune fille avait eu raison de sa raison. Les quelques vodkas-orange bues deux ans auparavant l'avaient tué à retardement.

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