12 décembre 2006

La machine infernale

William Degouve de Nuncques

Végétatif ! Je suis à l'état de légume. Je n'ai pas réussi à fermer l'œil cette nuit. La fatigue se fait sentir. Le doux roulis du train me berce. Je ne dois pas céder à la tentation. Il ne faut pas que je m'endorme. Je ne veux pas dormir. Je jette un coup d'œil au couple assis en face de moi. Ils ont l'air amoureux. Ils se chamaillent, rient à gorge déployée, parlent fort. Je dois être invisible. Ma présence n'a pas l'air de les gêner. Moi, ils me gênent. Ils m'empêchent de me concentrer. J'essaye de lire. J'aime bien lire dans le train. C'est pour ça que j'ai choisi un compartiment. J'aimerais pouvoir être seul dans un compartiment - au moins une fois - mais il y a toujours quelqu'un pour venir s'asseoir au moment où le train démarre, au moment où on a l'impression d'avoir réussi ! Aujourd'hui, ça n'a pas loupé. Mon train corail avait à peine quitté la gare de V. que ce couple envahissait mon territoire. Adieu voyage tranquille, solitude bienfaitrice…

Je ne peux supporter plus longtemps le douloureux spectacle qui se déroule sous mes yeux. Je me lève et sort du compartiment. Le couloir est étroit. Le roulis du train me fait vaciller. Tel un pendule, j'oscille de droite et de gauche. Je me rends compte que j'ai oublié d'aller aux toilettes avant de partir. Je me dirige vers les chiottes du wagon. C'est sale ! Ça sent mauvais ! Je suis atterré. Jamais je n'aurai imaginer un décor aussi répugnant. Du papier hygiénique traîne par terre, de la pisse perle sur la lunette, une merde s'expose au fond de la cuvette… Mon envie de faire pipi redouble d'intensité. De miasmatiques et méphitiques effluves me chatouillent les narines. Une grimace, sûrement pas belle à voir, s'empare de mes lèvres. Il m'est impossible de retenir ma respiration plus longtemps. Je dois sortir, abandonner tout espoir de satisfaire ce besoin pressant. Ça attendra mon arrivée chez moi ! Il faudra bien que ça attende mon arrivée chez moi !

Quand je retourne dans le compartiment, le couple est toujours en pleine action. Je suis sûr qu'ils ne m'ont vu ni sortir ni revenir. Je les observe derrière mon livre. Je n'arrive pas à savoir si le sentiment que j'éprouve est de la jalousie. Jaloux de quoi ? Jaloux de qui ? La fille ne me fait aucun effet. Petite, blonde, avec quelques rondeurs, le genre secrétaire placide qui m'horripile. Lui n'est guère mieux. Le brun de ses cheveux contraste avec la blancheur de sa peau. Et dire qu'il revient de vacances ! Ils semblent jouer une parodie du bonheur. L'opposé de l'image véhiculée par les grosses productions hollywoodiennes. Ici pas de mannequins peroxydés ni de stars bodybuildés, pas de décors de rêves, pas de présents onéreux, pas d'aventures rocambolesques… Juste un quotidien banal interprété par un couple insignifiant ! Et si c'était ça la vraie vie ?

Je vois les paysages défiler par l'unique fenêtre. C'est beau ! C'est vert ! C'est touffu ! Il a beaucoup plu. La nature gambade autour du train sans jamais l'atteindre. Comme la campagne française est belle à la fin de l'été ! Et dire que demain je dois retourner au travail ! Abandonner ces paysages vallonnés, ces plaines ensoleillées, ces étendues bigarrées me brise le coeur. Les villages que l'on traverse semblent si vulnérables, confinés entre les champs et la voie ferrée. Le ciel teinté de rose arbore fièrement des nuages orangés. Le contraste des couleurs est saisissant. Je dois immortaliser cet instant. Je sors mon appareil photo numérique de mon sac de voyage. Je sais pertinemment que la photo sera ratée. Le train va trop vite. La photo sera floue mais je m'en fiche. Je presse le déclencheur.
La photo est floue.

Au loin, je peux voir les bras immenses des éoliennes qui soulèvent l'air frais du soir. Rien n'est plus poétique que ces géants d'acier qui dominent ces grandes étendues dorées par les blés. Leur puissance s'oppose à la fragilité des épis ambrés. Je regarde ces chevaliers modernes s'éloigner. La poignée d'arrêt d'urgence du train me nargue. Je devine son sourire facétieux, entrevoit son regard moqueur… Pourquoi n'ai-je pas la force de tirer dessus ? Le train m'entraîne inexorablement vers la capitale. Rien ne peut l'empêcher d'atteindre son but, rien ne peut stopper sa course… Je n'ose pas me mettre en travers de mon destin. Je subis ce voyage comme je subis ma vie depuis ma naissance. Je suis condamné à vivre une vie dont je ne veux pas, une vie que je ne désire pas ! Je me laisse porter par un courant invisible, une machine infernale dont les freins seraient rompus.

Au niveau de A., la pluie se met à tomber. De longs filets d'eau ruissellent le long de la vitre. C'est superbe ! Des ramifications donnent d'autres ramifications qui à leur tour donnent des ramifications… La puissance infinie de l'eau ! Après avoir marqué une courte pause, le train redémarre. Les deux occupants de mon compartiment ne sont pas descendus. Heureusement, je n'ai à déplorer aucun nouvel arrivant. Cela fait longtemps que j'ai renoncé à lire mon livre, aussi intéressant soit-il. Il est posé sur la banquette, à mes cotés. La couverture me fait sourire. Comment peut-il y avoir un tel contraste entre sa légèreté et l'insoutenable dureté des propos énoncés ? Heureusement, je savais à quoi m'attendre en achetant ce livre au titre évocateur : Nouvelles funèbres.

Je ne peux m'empêcher de regarder ces lèvres se rejoindre, se confondre. Les lèvres charnues du jeune homme enserrent les fines lèvres recouvertes de rouge à lèvres carmin de sa "dulcinée". Ce spectacle me fait le même effet que la vision d'une œuvre de Francis Bacon : un mélange de fascination et de dégoût ! Je détourne la tête et croise mon reflet dans la vitre. Les cheveux en bataille, les yeux cernés, les traits tirés, je fais vraiment peine à voir. La nuit commence à tomber. Les premières étoiles tapissent le ciel. J'aperçois la Grande Ourse. C'est la seule constellation que je suis capable d'identifier. J'ai toujours été subjugué par les étoiles. Cet été, j'ai dû voir une centaine d'étoiles filantes alors que j'étais allongé dans le sable fin de la plage. Chaque fois j'ai fait un vœu, chaque fois j'ai fait le même vœu…

J'arrive enfin à Paris. Paris, je t'aime ! Tu es Belle, tu es Grande, tu es Vivante ! Ton quotidien m'exaspère et me charme : le stress, le métro, les visages qui défilent… Il faut absolument que je prolonge ces vacances jusqu'à la dernière seconde. Demain, je reprendrai le travail dans de nouveaux bureaux, avec de nouvelles têtes, de nouvelles machines, une nouvelle cravate. C'est pour ça que je ne dors plus depuis quelques jours. L'angoisse m'empêche de fermer l'œil. Je n'ai pas connu une angoisse aussi intense depuis mon entrée en sixième. L'aventure ! J'ai toujours redouté l'aventure !

Je marche seul dans Paris, sans but, allant d'un point au suivant sans réfléchir. Je peine à tirer ma valise. Elle est lourde. Je ne sens même plus la douleur. Je suis comme anesthésié par la fatigue et la souffrance. Un passant interrompt mon chemin de croix. Il me jette des regards en coin. Je ne comprends pas trop ce qu'il me veut. Que peut-il voir de si intéressant en moi ? C'est alors que je réalise qu'il est en train de me draguer. Comment lui expliquer, sans le froisser, que je ne m'intéresse pas aux hommes? J'évite son regard mais il continue de me suivre. Je prends peur mais je décide de ne pas le montrer. Il faut faire comme si de rien était. Il tente d'engager la conversation mais je marche de plus en plus vite. Il est particulièrement repoussant. Chauve et court-sur-patte, il n'a décidemment rien pour lui.

C'est beau Paris la nuit ! Les ponts qui enjambent la Seine sont illuminés. Ils se reflètent dans l'eau. Je me penche. Qu'est-ce qui m'empêche de sauter ce soir ? Qu'est-ce qui me retiens sur terre ? Le fleuve semble mû par une force invisible, un courant puissant qui emporte tout sur son passage. Des objets flottent : bouteilles en plastique, sacs en plastique… Malgré la saleté, je trouve la Seine fascinante.

Des yeux me fixent. Ce sont les yeux phosphorescents d'un chat. Je devine le corps qui entoure ses deux ronds de lumière coruscants. Ils suivent le mouvement de mon corps. Je veux les esquiver mais il n'y a rien à faire. Je n'arrive pas à fuir le regard implacable de ce chat de gouttières. Je passe au niveau du pont des Arts. Il semble animé. Je l'évite. Je ne veux rencontrer personne. Un bateau-mouche passe suivi de près par une péniche. Je les suis des yeux jusqu'à ce qu'ils se perdent dans la brume qui recouvre la surface de l'eau. J'aimerais les suivre. Partir. Là-bas, c'est la Manche, l'Angleterre, Londres ! Une autre vie est peut-être possible, loin des soucis du quotidien, loin des pensées morbides qui m'animent, loin tout simplement.

Je croise un couple de sourds-muets. J'ai toujours été intrigué par le poétique ballet de leurs mains. Quelle sensualité ! Quel silence ! Quelque chose de magique se dégage de ce dialogue anodin. Au loin, la Tour Eiffel projette son rayon. Le regarder me brûle les yeux, à moins que ça ne soit les larmes qui perlent le long de mes joues. J'efface les traces de tristesse que ma trop grande sensibilité laisse filtrer. Assez pleuré ! Il faut que je sois fort désormais. Cela fait presque un mois que je n'avais pas mis les pieds à Paris. Mon retour m'a été fatal : trop brutal, trop douloureux ! Remuer le couteau dans la plaie ! Réveiller des souvenirs à fleur de peau ! Décidemment, je n'arrive pas à sortir cette fille de mon esprit.

Me voilà devant sa porte, sous sa fenêtre. Je ne comprends pas comment je suis arrivé là. J'ai pris un métro puis un autre. Décidemment, mon inconscient connaît mieux le plan de Paris que moi. Je jette un coup d'œil sur ma montre, une fausse Rolex achetée à Barbès. Il est plus de deux heures du matin. J'ai raté le dernier métro. Je ne dormirai pas chez moi cette nuit. J'ai envie de presser la sonnette mais un éclair de lucidité me traverse et m'empêche de me ridiculiser. Je traîne nonchalamment ma valise sur une centaine de mètres. Un homme m'adresse alors la parole. Il me propose du shit. Je refuse. Il insiste. J'accepte. Je lui demande de me rouler deux ou trois cônes et lui glisse un billet de dix euros. Cela fait au moins cinq ans que je n'ai pas fumé.

Où dormir ? Je n'ai pas le courage de rentrer à pied et je n'ai pas suffisamment de liquide pour prendre un taxi. Il fait bon et le ciel semble dégagé. Trouver un banc… le nettoyer… jeter les bières qui traînent dans la poubelle avoisinante… vérifier les environs… se poser… sortir un pull de la valise… l'enfiler… cacher la valise sous le banc… prier pour que personne n'imagine que c'est un colis piégé… s'étendre… fermer les yeux… se laisser bercer par le vrombissement des derniers taxis et le ballet des balayeurs… ne plus penser à rien… dormir…

Dormir c'est comme mourir quelques heures. Se réveiller c'est ressusciter chaque matin. La vie n'est qu'une succession de morts… Rien de plus horrible que de vivre chaque jour la même vie… Rien de plus horrible que de mourir chaque jour de la même mort… Tel le Phoenix, l'Homme renaît de ses cendres ! Jusqu'au jour où…

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