12 décembre 2006

L'insoutenable légéreté de l'être

Jean Puy

Lise, posée sur son lit, écoutait pour la énième fois la 9ème symphonie de Beethoven. Elle vibrait au rythme des variations insufflées par les partitions du défunt virtuose. Son corps long et mince paraissait être transporté par les notes émises par son lecteur mp3. Ses longs cheveux roux semblaient voler autour de la pièce, littéralement entraînés par le tourbillon créé autour des écouteurs. Elle pensait alors aux dizaines, aux milliers de jeunes qui écoutaient de la musique à cet instant, des jeunes qui rêvaient, comme elle, de s’évader loin, très loin d’ici. Cela faisait quelques temps déjà qu’elle ne se trouvait plus à sa place ici-bas. Du haut de ses dix-sept ans, il lui semblait impossible de surmonter les difficultés qui se dressaient devant elle. Elle semblait envahie par le doute chaque fois qu’elle imaginait son avenir. Elle se demandait si elle avait déjà été vraiment heureuse depuis qu’elle était née. Tout lui semblait triste et sombre, l’Amour, l’amitié, les études …. Autant de sujets qu’elle n’aimait pas aborder. Elle se sentait étonnamment seule. Alors que son cerveau semblait emporté par un vent de mélancolie, elle fut interrompue dans ses pensées par un bruit étrange venant de la cuisine. Ce ne pouvait être sa mère, il n’était que 16h30 et celle-ci était rarement de retour avant 18h. Depuis le divorce de ses parents, elle vivait seule avec sa mère dans une petite maison loin du centre-ville. Sa mère, une femme entre deux ages, était secrétaire. Son travail ne l’intéressait pas forcément mais il lui permettait tout de même de ramener de quoi vivre à la maison. Reprenant le cheminement de son imagination, Lise se demanda ce qui avait pu la sortir de sa torpeur. Toutes sortes de choses lui vinrent à l’esprit mais rien ne lui semblait vraisemblable. Elle sortit péniblement de sa léthargie et se leva. Elle descendit les escaliers doucement, marches après marches, en se répétant que rien ne pouvait lui arriver. Les bruits se faisaient de plus en plus intenses alors qu’elle se dirigeait vers la cuisine. Elle repensait avec épouvante aux films d’horreur qu’elle avait pu voir. Elle détestait ce genre de films mais il lui arrivait d’en louer au vidéoclub suite à des recommandations diverses. Alors qu’elle franchissait le pas de la porte de la cuisine, le bruit s’arrêta instantanément. Elle pensa alors qu’elle avait rêvé. Ce genre d’événements lui arrivait de plus en plus fréquemment et elle pensait sérieusement en parler à sa mère. C’est alors qu’un son quasiment imperceptible se fit entendre derrière l’immense congélateur qui couvrait un pan entier de mur. Il lui semblait reconnaître une douce mélodie très célèbre. Elle prit alors son courage à deux mains et entreprit de jeter un coup d’œil vers la source de son agacement. C’est alors qu’elle fut aspirée comme par enchantement dans un minuscule trou à peine plus gros que la tête d’une épingle à nourrice.

Elle se retrouva dans un monde lumineux et un agréable frisson la parcourut de haut en bas. Tout lui semblait plus beau ici. Ainsi, le gris ordinaire des constructions en béton laissait place à une ambiance pleine de couleurs vives qui lui faisait penser à des œuvres d’art contemporaines. Elle aimait ce rouge, ce bleu, ce jaune, ce vert qui recouvrait avec harmonie l’ensemble des bâtiments qui l’entourait. Les angles droits avaient laissé place à des rondeurs aguichantes qui lui rappelaient indéniablement l’œuvre de Niki de Saint-Phalle. Le monde entier s’était transformé en un espace pur, immaculé, éthéré, propre et ce sentiment de perfection la ravit immédiatement. Tout lui semblait irréel, comme imaginé pour la séduire. Au premier aperçu, elle se sentit immédiatement chez elle. D’un coup, tous ses soucis s’étaient évaporés. Elle se sentait enfin libre. C’était le monde qu’elle avait toujours recherché. Plus rien ne pouvait la troubler désormais. La beauté de ce lieu l’enchantait indéniablement et elle avait hâte de découvrir ce que lui réservait ce nouvel espace inconnu. Elle s’intéressa alors aux gens qui l’entouraient. Ils la regardaient bizarrement mais leurs visages ne trahissaient aucune hostilité. Elle leur sourit mais cela ne produit aucun effet sur les visages impassibles de ces hôtes. Elle chercha alors à entrer en contact avec eux et luttant contre sa timidité naturelle, elle commença à s’adresser à la foule qui l'encerclait. Elle se sentit alors ridicule, son visage s’empourpra et elle fut déstabilisée par une subite bouffée de chaleur. Avant de détourner son regard de l’assemblée qui formait une ronde autour d’elle, elle se rendit compte que rien ne se passait. Les gens lui apparaissaient comme des statues de pierre imperturbables. Elle allait chercher à se frayer un chemin parmi eux quand un lourd bonhomme se détacha de la foule et s’approcha lentement d’elle. Le coup fut rapide. Elle n’eut pas le temps d’esquiver la puissante hache qui fondit sur elle. Rien ne l’avait préparé à ça. Tout lui paraissait si propre, si harmonieux qu’à aucun moment elle n’avait imaginé un scénario aussi morbide. Avant que son corps ne retombe sur le sol, que son souffle ne fut interrompu pour toujours, elle vit sa vie défiler devant elle.

Quand sa mère rentra quelques heures plus tard, elle fut étonnée de voir que le congélateur était légèrement déplacé et qu’un mince filet de lumière filtrait d’un minuscule trou dans le mur. Surprise, elle appela sa fille mais aucune réponse ne se fit entendre. Elle se dit alors qu’elle devait être en train d’écouter de la musique avec ce maudit engin que lui avait offert son père à Noël. D’une manière générale, elle avait horreur des cadeaux faits par son ex-mari. Tout cela lui semblait si artificiel. Elle entreprit alors de préparer le repas. Cela faisait longtemps qu’elle ne cuisinait plus. Les plats surgelés avaient peu à peu remplacé les produits frais qu’elle avait l’habitude de ramener du marché. Tandis que la flamme de la plaque au gaz chauffait délicatement la poêle qu’elle venait de disposer sur le brûleur, elle repensait à son mariage. Quelle erreur ! Dès le début elle savait que ça ne durerait pas. Quatre ans avaient suffi pour confirmer ses doutes. Quelle déception ! Elle en pleurait presque. Reprenant ses esprits, elle appela sa fille pour que celle-ci mette le couvert mais, de nouveau, aucune réponse ne venait de l’étage. Une sensation étrange s’empara d’elle, comme si quelque chose d’irréversible s’était produit. Elle décida alors d’aller la chercher dans sa chambre. Elle monta les marches lentement comme si elle redoutait ce qu’elle allait découvrir. Elle n’avait jamais remarqué que les marches craquaient autant. Une lumière à peine perceptible passait sous la porte de la chambre ainsi qu’un air d’opéra qu’elle connaissait bien. Elle se sentit aussitôt rassurée. Arrivée sur le pallier, elle se dirigea avec entrain vers la porte. Evidemment, elle frappa avant d’entrer. N’attendant pas la réponse de sa fille, elle pénétra violemment dans la pièce. Le spectacle qui s’offrait à elle lui fit lâcher un cri terrible qui résonna dans toute la maison. Devant elle, le corps de sa fille baignant dans une mare de sang était étendu sur le lit.

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