14 mai 2008

Flou artistique

Lovis Corinth

Mercredi prochain, j'ai rendez-vous avec un ophtalmologiste afin de savoir si oui ou non, je vais pouvoir me faire opérer des yeux. Je suis myope. Très myope. Cette semaine, j'ai donc interdiction formelle de mettre mes lentilles. Je dois éviter de trop fatiguer ma cornée. J'ai donc été contraint de ressortir ma vieille paire de lunettes que je n'avais pas mise depuis le collège. Pourtant, ce matin, je n'arrivais pas à me résigner, à accepter cette contrainte pré-opératoire. J'ai donc décidé de repousser jusqu'au dernier moment la seconde où je devrais arborer honteusement mes fines lunettes démodées.

A peine ai-je fermé la porte d'entrée que ma vie est plongée dans un flou artistique. Je descends les marches doucement. Je peine à percevoir les reliefs malgré les rayons de soleil qui pénètrent dans la cage d'escalier. Ma rue prend une autre allure. La brume qui persiste devant mes yeux m'empêche de voir les gens que je croise. J'affiche un sourire rayonnant afin de ne pas blesser une éventuelle connaissance que je serais évidemment incapable de reconnaître dans mon état présent. Je prie pour ne pas marcher dans une crotte de chien égarée sur le trottoir. Je connais le chemin par coeur. Pourtant, le trajet est loin d'être une sinécure. J'ai du mal à percevoir la couleur des feux. Je traverse au feeling, manquant de me faire écraser à plusieurs reprises. Dans la poche de mon jean, je sens mon téléphone, mon trousseau de clé et mon ipod. Mais la petite boite à lentilles qui ne me quittait plus depuis huit ans est désespérément absente. Arrivé au métro, je me repère sans aucune difficulté. Une fois monté, j'essaye de ne pas me faire remarquer. Il ne manquerait plus que je me prenne un coup pour avoir regardé de manière un peu trop insistante l'un ou l'autre de mes congénères. Je compte le nombre de stations. Deux jusque Opéra. Le wagon se vide. Je peux m'asseoir. Impossible de continuer Fight Club de Chuck Palahniuk. A moins que je ne mette mon nez dans mon livre, colle mes yeux aux pages jaunies de mon folio. J'attends. J'écoute de la musique. Chatelet. Je descends. Sors sur la place. Il fait beau, le soleil chauffe déjà. En temps normal, apercevoir la tour Eiffel me donne des frissons. Aujourd'hui, je n'arrive même pas à distinguer sa silhouette. Seules les tours de Notre-Dame se détachent légèrement du ciel bleu. Je marche. Je suis étonné de voir à quel point les filles sont jolies, désirables. Les hommes aussi. Comme si le fait de ne pas y voir clair brouiller les sens. Je traîne la jambe. Je me suis coupé sous la plante des pieds en me baignant dans un étang lundi après-midi. Je souffre, je boite. Aveugle et estropié, il faut croire que j'ai plus d'avenir dans la mendicité que dans l'Histoire ou la Gestion. Je remonte le Boulevard Saint-Michel. Pour une fois, je ne vois pas les mendiantes roumaines, les clochards fripés, les représentants des associations humanitaires. Je passe entre les gens, parmi mes semblables mais je suis comme projeté dans une autre dimension, lancé dans l'inconnu en quête de repères.

Lorsque j'arrive à la fac, je ne reconnais personne. Je devine des formes, des visages, des sourires, des regards. Je reste en retrait, essayant de distinguer vaguement les gens qui m'entourent. Une fois assis sur les bancs en bois de la Sorbonne, je pose mes lunettes sur mon nez.

Que la vie était belle dans ce brouillard opaque !

7 commentaires:

Anonyme a dit…

On dit un ophtalmologue...
C'est bien les lunettes, ca donne un petit air !!
Tiens moi au courant pour l'opération
Clément

Antoine a dit…

Techniquement, on peut dire ophtalmologiste, ophtalmologue et oculiste... mais bon, pour être sincère, tout le monde dit ophtalmo !^^

Anonyme a dit…

Ah, ma taupe de mère me raconte souvent ses sorties sans lentilles ni lunettes et ce flou a l'air très agréable sous certains égards. Je vous envie presque, tiens.

Primavera a dit…

Je connais très bien ce flou artistique des myopes, ce sentiment d'être déphasé, un peu sur un autre plan d'existence. Même les autres deviennent irréels...
Tu as bien de la chance de pouvoir te faire opérer. Moi ça ne servirait à rien, je suis astigmate en plus.

Anonyme a dit…

Je compatis Antoine. Je suis comme toi, quand je retire mes lentilles, la catastrophe, je ne vois plus rien. Et pour te rassurer, je suis sure que mes lunettes sont aussi moches et démodées que les tiennes.
J'attends de tes nouvelles sur ce fameux rdv !
Bisous

Anonyme a dit…

L'Impressionnisme serait le résultat ...de myopes !!!vg

Anonyme a dit…

ANTONI ! vos yeux de géant vous empèche de voler !!!!