09 juin 2008

Masterpiece

Le Tintoret

Un jour, il y a une semaine, j'ai fini un livre génial, un chef d'oeuvre comme on dit. C'est un livre qu'on lit avec plaisir de la première page à la dernière page, du premier mot au dernier mot, de la première lettre à la dernière lettre parce que chaque page, chaque mot, chaque lettre est choisi avec goût. Je relisais chaque ligne pour essayer de trouver un défaut, un défaut rédhibitoire comme on dit. Je n'admire la provocation que quand elle émane d'un esprit supérieur. Je peux me permettre d'être provocateur parce que je suis un esprit supérieur me dis-je régulièrement, parce que je suis irréprochable conçois-je au plus profond de moi. J'aime les textes provocants qui se lisent avec délice. Et c'est pour ça que je n'écris que des textes provocants qui se lisent avec délice. Beaucoup de personne ne voit pas ce qu'il y a de provocateur dans mes propos. Ils ne font pas la part des choses comme on dit. Ils ne cherchent pas à voir ce qu'il y a derrière chacun des mots que j'ai pesé longuement avant de les retranscrire à l'écran. Ils ne savent pas reconnaître ce qui est sincère et ce qui n'est écrit que pour énerver ou agacer ou bien agacer en même temps qu'énerver. J'aime ce qui est bien écrit. Les auteurs qui ont un discours provocant et qui, pour couronner le tout, ont une belle plume, une plume acérée et incisive, sont les plus dignes d'éloges. Oui, ce sont ces auteurs que j'apprécie et auxquels j'aimerais ressembler. Thomas Bernhard, qui a reçu de nombreux prix littéraires de son vivant, a une belle plume, une plume inimitable. Dans son livre le plus connu, Maitres Anciens, chaque accent se savoure, chaque cédille se savoure, chaque apostrophe se savoure ai-je pensé une fois le livre terminé. Un livre de Thomas Bernhard, c'est du plaisir imprimé sur papier, du plaisir avec des accents, avec des cédilles, avec des apostrophes. Il y a deux artistes autrichiens qui ont marqué l'Art de la deuxième moitié du XXème siècle, c'est Michael Haneke et Thomas Bernhard ai-je pensé après avoir refermé mon folio. C'est le deuxième livre de Thomas Bernhard que je lis. Le premier qui s'appelait Des arbres à abattre m'avait été offert par un de mes lecteurs pour mon anniversaire. Ce n'est pas mon préféré m'a-t-il dit alors. Il me l'avait offert en référence à un autre livre qu'il m'avait offert pour mon anniversaire. Tu verras, a-t'il écrit par mail après que j'ai reçu le colis dans ma boîte au lettre et que j'ai remercié mon lecteur lettré de sa générosité, Grégoire Bouillier lui a tout piqué pour écrire L'invité mystère. Ce livre, L'invité mystère, eh bien c'était le livre qu'il m'avait initialement offert pour mon anniversaire avec un livre de Sophie Calle parce que les deux étaient liés, ne serait-ce que parce qu'à la fin de son livre Gregoire Bouillier sous-entend sa liaison avec Sophie Calle qui a abouti à la lettre de rupture à partir de laquelle Sophie Calle a conçu l'exposition Prenez soin de vous pour la biennale de Venise et qui est actuellement présentée au public dans la salle Labrouste de la BNF où mon lecteur le plus cultivé m'avait promis de m'inviter et à laquelle il m'a depuis invité. C'est de cette invitation qu'a débuté ma lecture d'ouvrages de Thomas Bernhard. Sans cette exposition et sans ce lecteur formidable, je ne serais pas en train de me faire une rétrospective Thomas Bernhard aimais-je penser seul dans mon lit ou bien au contraire entouré de dizaines d'inconnus dans le métro qui m'emmenait vers l'université. Ce cadeau, cet Invité Mystère, c'était une sorte d'enchaînement comme on dit, une transition qui devait progressivement m'amener à connaître le plus grand auteur autrichien de ce siècle. Thomas Bernhard est mon auteur préféré a-t'il lancé un soir alors que nous visitions Le Louvre. Celui que je préfère c'est Maîtres Anciens a-t-il ajouté. Ce qui est drôle, ai-je pensé après l'avoir fini, c'est que dans ce livre, les trois hommes dont il est question sont face à L'homme à la barbe blanche de Le Tintoret, dans la Salle Bordone du Musée d'Art Ancien de Vienne, le Kunsthistorich Museum, l'équivalent autrichien du Louvre. Voilà ce qui est spirituel. Il y a trois hommes dans ce livre, un narrateur, un écrivain qui n'arrive pas à écrire qui s'appelle Atzbacher et qui raconte sous forme de retours en arrière les discussions qu'il a pu avoir avec Reger, un vieux critique musical au caractère irascible qui vient s'asseoir tous les deux jours sur une banquette de la salle Bordone au Musée de Vienne pour regarder L'homme à la barbe blanche de Le Tintoret, et Irsigler, le gardien de la Salle Bordone, la Salle Bordone qui accueille L'homme à la barbe blanche de Le Tintoret, un artiste de la Renaissance italienne. Ce qui est amusant, songeais-je, c'est que justement jusqu'à présent, mon lecteur érudit m'avait surtout fait découvrir les peintures italiennes de la Renaissance italienne exposées au Louvre. C'est pourquoi ce livre m'intéressait dès le départ comme on dit, dès qu'il m'en avait parlé. Je l'achèterai d'occasion si je le trouve chez Gibert ou ailleurs ai-je alors enchéri. Promis, ajoutais-je. Quelques semaines ont passé et j'ai acheté le livre d'occasion chez Gibert ou ailleurs. Dans Maîtres Anciens, il ne se passe rien. L'intérêt que l'on peut avoir pour ce livre repose uniquement sur le style et sur la pertinence de ces remarques, sur son analyse de la société, sur sa manière de s'en prendre avec fureur aux hypocrisies sociales et sur sa recherche éperdue et désespérée d'authenticité. Ce livre, Maîtres Anciens, c'est un chef d'oeuvre comme on dit, un chef d'oeuvre avec un style particulier, un style original qui colle à la peau. C'est un récit à la première personne où le narrateur répète les propos acerbes de Reger, les fulminations, les vitupérations vitrioliques, comiques, percutantes, parfois touchantes, toujours intelligentes de Reger, entre lesquels il glisse ses propres pensées délicieusement malsaines ou des petites anecdotes croustillantes. On pourrait croire que le livre est compliqué parce qu'il prend la forme d'un seul et unique paragraphe mais en fait il ne l'est pas. Il est dense mais il n'est pas compliqué ai-je pensé quand j'eus lu la dernière page. Il est riche mais il n'est pas compliqué, voilà ce que j'ai pensé il y a une semaine quand j'ai fini ce livre. Ce qui est compliqué, c'est de l'abandonner une fois que l'on a commencé à le lire. Ce qui est compliqué c'est de renoncer à le finir d'une traite. Voilà ce qui est compliqué avec ce livre, avec ce Maîtres Anciens, avec ce chef d'oeuvre comme on dit. La même idée y est répétée une fois, puis une deuxième, puis une troisième et même parfois une quatrième fois et à chaque fois l'auteur, Thomas Bernhard, utilise des mots différents, utilise une construction différente. Il change l'ordre des mots tant est si bien que chaque nouvelle phrase est une surprise qui explose devant les yeux du lecteur, ébahis. Il exprime la même chose mais d'une manière différente. En changeant l'ordre des mots, il reprend la même idée mais la présente de manière différente. Il s'escrime à présenter de différentes manières, c'est cela qui est appréciable, la même idée. Ce qui distingue Thomas Bernhard, et son oeuvre, et qui lui a donné une audience internationale, c'est sa virulence qui dénonce les faux-semblants et les compromis que l'Homme s'invente pour se protéger de lui-même. Le livre est bâti sous forme de cycles, des cycles qui s'enchaînent ou bien qui se coupent ou bien qui s'entremêlent. J'admire son style, j'admire sa manière de décrire le monde tel qu'il est vraiment, un monde pourri, un monde hypocrite dans lequel on ne peut se fier à personne car personne n'est fiable, personne n'est digne de confiance. Ce monde, oui ce monde dans lequel nous vivons et que j'exècre, pensais-je chaque fois qu'il glissait une attaque dirigée vers le gouvernement autrichien ou vers ses contemporains. Ni Bach ni Beethoven ni les grands philosophes ni les artistes ni les professeurs ni les critiques d'art ni les parents ni l'État ni les femmes de ménage ni, pour finir, les maîtres anciens ne sont épargnés par la virulence des attaques de Thomas Bernhard par le biais de Reger, un vieux critique musical au caractère irascible qui vient s'asseoir, tous les deux jours (l'autre, il va se recueillir sur la tombe de sa femme), sur une banquette de la salle Bordone au Musée de Vienne pour regarder L'homme à la barbe blanche de Le Tintoret. La plupart de ses attaques sont destinées aux autrichiens. Ce sont les autrichiens qui sont vilipendés ou bien raillés ou bien ridiculisés ou bien répudiés ou bien qui sont conspués. Il les déteste et c'est cette haine qui rend ce livre jouissif, jubilatoire presque, voire éjaculatoire, parce que sa haine des autrichiens ressemble à ma haine des français. Il honnit les autrichiens autant que j'abhorre les français. Thomas Bernhard attaque dans ses écrits l'envers douteux de son pays d'origine, l'Autriche, habituellement associé au raffinement de sa culture et à la grâce de ses paysages et de son architecture. Ce faisant, il met en lumière les mensonges commodes qui servent d'assises aux sociétés occidentales. D'ailleurs, Thomas Bernhard écrit autrichiens mais qu'au plus profond de lui, il pense français, anglais, espagnols, italiens, allemands. Il y avait des passages soulignés dans mon livre d'occasion acheté chez Gibert ou ailleurs, des passages biffés ou entourés, des petites annotations. Pas que les autrichiens écrivit à plusieurs reprises le propriétaire précédent dans la marge. Ces petites annotations ajoutaient un plaisir supplémentaire à ma lecture. Le bonheur de découvrir une petite remarque acerbe écrite par le propriétaire précédent décuplait mon plaisir, ou du moins mon amusement, à lire ce livre, ce livre subrepticement intitulé Comédie, ce livre volontairement picaresque et truculent. Un chef d'oeuvre, comme on dit.

4 commentaires:

Anonyme a dit…

Avait-il goûté au Sachertorte ????vg

Anonyme a dit…

"érudit", "cultivé" : c est beaucoup dire, tu ne trouves pas, pour quelqu un qui n est meme pas fichu d enchainer deux mots sur l ivresse de Noé...

Amandine a dit…

Je m'attarde sur cette phrase

"Ils ne savent pas reconnaître ce qui est sincère et ce qui n'est écrit que pour énerver ou agacer ou bien agacer en même temps qu'énerver."

et vais te demander quelque chose :

A quand un article où tu te poseras la question de savoir à quoi sert cette provocation, que provoque cette provocation? qu'est-ce qui te donne l'envie de provoquer? que se passe-t-il dans ta vie pour que tu fasses plus provoquer que d'être sincère?

Cédric a dit…

Chapeau bas !