Joaquin Sorolla
Je me l’étais appropriée un soir de février 2006. Kaiser
Chiefs venait de livrer un concert grandiose au Bataclan. Grisé par la
puissance de leurs rifs, excité par l’ambiance électrique, je m’étais élevé vers
les airs pour saisir au vol la serviette
lancée en direction de la fosse par Ricky Wilson. Aucune contestation possible,
la petite serviette blanche était désormais mienne. Telle une relique, je l’ai
ramené chez moi, ai hésité plusieurs mois avant d’oser la laver puis j’ai
décidé de l’utiliser de manière régulière : la serviette des Kaiser Chiefs
étaient devenu ma serviette de voyage. Petite, douce, virginale, elle était la
compagne idéale pour m’accompagner autour du monde. Elle massa mes cheveux à
New York, elle me caressa le torse en Italie, elle me lécha les pieds à
Amsterdam. Notre idylle était faite pour durer. Je n’éprouvais aucune jalousie
lorsqu’il m’arrivait de la prêter à des amis hébergés sous mon toit car je
savais que nos retrouvailles n’en seraient que plus fortes.
Et puis ce fut le drame, la séparation. En 2009. Alors que
nous fêtions notre quarantième mois de passion dévorante. Dans une modeste
auberge de jeunesse située en plein coeur de Prague, j’ai eu le malheur de la
laisser négligemment posée sur mon lit après avoir pris une douche. C’était la
dernière étape d’un trip en Europe de l’Est qui m’avait conduit à Bratislava, Vienne, Budapest et Cracovie. Elle était alors humide et légèrement odorante.
Un peu ragoutante mais fidèle, toujours prête à exécuter mes mille volontés. Le
Ténardier local, sorte d’agent du KGB anarchiste, décida alors de lui donner
une nouvelle jeunesse en la passant à la machine à laver. L’intention était
bonne, les conséquences irréparables. Comme s’il s’était agi d’un bébé échangé
à la maternité, je ne me rendis pas tout de suite compte de la
supercherie : la mythique serviette glanée au cours d’un des plus intenses
concerts de ma vie avait été remplacée par un vulgaire drap de bain aux poils
rêches et jaunis par le temps.
Désemparé, j’accordais néanmoins ma confiance à ce bout de
tissu pour la fin du périple qui devait me mener vers Milan, Bergame et la
Corse. Faute de mieux. A mon retour, j’avais deux solutions : me
débarrasser de lui ou lui accorder une seconde chance pour me faire oublier ma
belle petite serviette. Je lui ai alors imaginé un passé radieux. Et s’il avait
été le premier à essuyer le corps rachitique de Franz Kafka ? Et s’il
avait servi à dissimuler les premières toiles d’Alfons Mucha ? Et s’il
avait vu grandir Milos Forman ou Milan Kundera avant leur départ pour les
Etats-Unis ou la France ? Et s’il avait embrassé la longue chevelure de
Pavel Nedved après chacun de ses matchs ? Il s’en suit une longue série de
voyages au cours desquels il ne me trahit jamais, tant est si bien que je lui
pardonnais les quelques petites traces indélébiles qui altéraient sa surface
spongieuse.
Il connut son dernier voyage aujourd’hui. Après 10 jours sur
les rails de France qui m’avait conduit au sud du Lubéron et au pied des
Pyrénées, le malheureux rendit l’âme à Casteljaloux après trois jours de férias
intenses. Son état avait commencé à empirer à Porquerolles, la crasse se
faisait de plus en plus insistante. Mais ce n’était rien par rapport aux traces
de rouille incrustées dans sa chair après que je l’ai posé, encore humide, sur
un radiateur en fonte. Il n’était plus possible de le sauver. Il finit donc sa
vie de globe-trotter dans une immense poubelle publique pleine de cadavres de
bouteilles et de confettis décolorés. Fin tragique pour une serviette au destin
épique.
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